Verdun 1916, Antoine Prost, Gerd Krumeich, Tallandier, novembre 2015, 320 pages, 20,90 €

L’un est Français, l’autre d’origine germanique. Antoine Prost et Gerd Krumeich proposent leur livre « écrit à quatre mains » sous le titre Verdun 1916. Parmi la foison des éditions passées ou récentes visant la Première guerre mondiale, et plus spécialement la très retentissante bataille lorraine déclenchée le 21 février 1916 (d’une durée de 10 mois comptant 300.000 morts), assurément ce retour d’analyse sur l’un des épisodes les plus sanglants du conflit (quoi qu’on en discute maintenant) doit-il être salué pour son traitement original et pour les questions que font surgir l’entretien du souvenir au temps actuel.

Plutôt que d’énumérer encore par le détail les péripéties locales (tandis que cela reste parfois incontournable) de ce singulier fait d’armes du milieu de guerre, les auteurs élèvent ici sensiblement nos regards sur les raisons véritables des combats engagés dans le contexte rencontré. Leur éclairage s’effectue à la lueur des tournures du conflit à large échelle, également sous le feu rayonnant et quelquefois passionnel des écrits divers publiés à sa suite. Aussi bien, cette vision croisée de deux héritiers de nations autrefois ennemies mais depuis longtemps réconciliées intervient-elle effectivement de façon assez inédite. C’est là un point primordial que l’on ne saurait omettre de souligner, tant la lecture alternée des interprétations de sources opposées (même lacunaires) enrichit une réalité nouvelle, surtout grâce au décryptage des stratégies soutenues à l’époque. Un constat alors : entre France et Allemagne longtemps après les faits, Verdun n’aura guère conservé le même symbole. A l’aide de projecteurs s’élevant au-dessus des sempiternels trous d’obus mortifères – un siècle après pourtant toujours infestés d’incroyables os humanoïdes refaisant surface –, débusquer ce qui engendra là ces horreurs puis les transforma en hymnes au désespoir national ou à la gloire patriotique, permettra peut-être enfin d’analyser avec objectivité une tragédie guerrière que l’éloignement et la réconciliation ne seront jamais parvenus à vider par un oubli définitif.

Pourquoi Verdun ? Longtemps occultées par le bilan humain désastreux et les renforts de haine qui s’ensuivirent, les raisons de cette bataille méritaient en effet d’être à nouveau très sérieusement évaluées. A cette question, les deux historiens répondent en réalité globalement selon une idée que partagent aussi beaucoup de leurs plus avisés confrères. Ainsi, dans son éclairant Petit Livre de la Grande Guerre (paru en 2008), l’historien Jean-Yves Le Naour résume avec une belle concision ce qui aura vraiment mis le feu aux poudres : « De 1914 à 1917, les états-majors français et allemand communient dans le mythe de la percée, c’est-à-dire dans la volonté de rompre les lignes ennemies pour reprendre la guerre de mouvement ». On ne saurait voir autrement que cette stratégie s’inscrivait plutôt en cohérence avec la logique militaire du départ des hostilités, à savoir la politique de l’offensive à outrance si prisée des états-majors respectifs. Dotés d’un regard gagné par le recul, les co-auteurs rappellent cependant qu’entre les responsables militaires du Kaiser existait formellement au temps relaté une divergence d’appréciation pour orienter la guerre à l’avantage du Reich et de ses alliés. Grand chef du GQG allemand qui remplaça assez tôt Moltke sur le front occidental, Falkenhayn opposait alors sa vision d’une offensive prioritaire sur le front français face à celle de ses deux rivaux, Hindenburg et Ludendorff, fervents partisans d’une résolution préalable des hostilités par une victoire sur les lignes orientales (essentiellement russe), où ils opéraient de ce temps d’ailleurs avec succès. Avec l’approbation de Guillaume II et les incitations du kronprinz, après que Belfort fût un instant pointé comme cible, c’est bien pourtant sur Verdun que porterait une offensive allemande d’ampleur au tout début de 1916.

« … le but réel était d’ouvrir une plaie profonde dans le corps de la France et la tenir continuellement ouverte de manière qu’à la longue l’hémorragie entraîne la mort » (p.23). Extraite du fameux « mémorandum de Noël » qu’aurait prétendument remis Falkenhayn à Guillaume II en fin d’année 1915, cette conception inspire ici un sévère doute retenu face à la date de rédaction du document lui-même. Notre couple d’historiens binationaux s’insurgent en effet contre cette pièce apparemment factice et établie, selon eux, bien après la guerre. La décision la plus probable à retenir reste donc que le général allemand du front occidental nourrissait « l’idée d’infliger à la France une défaite telle qu’elle provoquerait la rupture de son alliance avec l’Angleterre » (p.25). A la tête de la cinquième armée allemande, Knobelsdorf s’en tenait de son côté et dans son mémoire (attesté celui-là) rédigé le 4 janvier 1916 au nom du Kronprinz à une attaque « brusquée sur Verdun ».

L’ignorance présumée du haut état-major germanique de la faiblesse défensive des Français sur ce secteur peut paraître assez douteuse quand, nous dit-on, par un recours massif d’artillerie, l’attaque allemande visait essentiellement la « redoutable » ligne de forts que regroupait le site (avec, notamment, le fort de Douaumont désarmé l’année d’avant). Au détail près que Falkenhayn ne pouvait effectivement connaître à l’avance le camouflet militaire qu’il essuierait après cette offensive lourde mais finalement sans gain territorial, quitte à relativiser ici l’insurrection des deux auteurs, les aspirations du mémorandum de Noël ne paraissent, en définitive, pas si éloignées de ce que fut l’intention allemande de départ. Même si l’ambition de « saigner à blanc l’armée française » à l’occasion de l’offensive sur Verdun ne fut pas le moteur exact qui déclencha ainsi l’opération « Gericht » (« Jugement »), on reste, indépendamment des deux auteurs, tout de même assez près d’observer que cette intention se sera finalement traduite dans un aboutissement comparable. On retiendra surtout du côté du susnommé général allemand qui invitait durant ce temps ses soldats à « marcher sur les cadavres », ce fanatisme et même ce délire guerrier où le sort destiné à sa propre troupe ne se réservait pas davantage aux sentiments d’humanité que s’agissant de l’adversaire. Au pays de Freud, peut-être y-avait-il chez ce militaire (et certains autres) une matière de transfert libidinal à étudier mais sur laquelle nos analystes n’auront pas poussé leur travail ? Tant de canons en érection bientôt projetant leur substance… ; un million d’obus le premier jour sur Verdun entre sept et dix-sept heures : un véritable orgasme de galonné…, en attendant les performances supérieures d’un petit caporal à moustache carrée, plus tard débordant des mêmes pulsions frénétiques…

Côté français et du haut état-major de Joffre, plutôt qu’un éclair de génie, décèle-t-on finalement l’inespéré trait de « lucidité » (plutôt que de sagesse) de celui qui s’entêta dès les premières alertes à dénier l’imminence d’une offensive percutante sur les bords de Meuse. Ce sursaut de clairvoyance intervint en effet lorsqu’il prit soin de maintenir en place, notamment le très connaisseur du terrain Barescut, puis lorsque, sous l’incitation de Castelnau, le même faisait bientôt appel à Pétain pour contrecarrer l’agression (plus tard et en chanson : « sauveur de la France ! »). Sans doute de telles mesures adoptées à l’urgence face à une situation quasi désespérée amenèrent alors au renversement progressif de la donne. Mais il aura fallu compter avant tout sur la détermination, et plus même encore sur la motivation obstinée du poilu à tout prix maintenu en ligne sur cette fameuse « rive droite » qui deviendrait par le fait aussi la plus vaste esplanade mortuaire jamais creusée sur terre. Il n’est pourtant pas dit que le haut état-major dut endosser à lui seul la responsabilité de l’hécatombe humaine connue là. Dans sa biographie consacrée à Aristide Briand, Georges Suarez faisait en effet tenir au président du Conseil d’alors ce propos qu’il aurait adressé à Joffre durant ce temps : « Si vous abandonnez Verdun, vous serez des lâches, vous entendez ! Et ce n’est pas ce jour-là que le général en chef me donnera sa démission. Il me la donnera aujourd’hui-même » (p.188). Il sembla s’agir, donc encore et avant tout pour de très en vue hommes politiques, de se maintenir au pouvoir…, le prix du sacrifice citoyen clairement subordonné à quelque carrière. « Courage on les aura ! ». A partir de son centre d’opérations cantonné en arrière des lignes à Souilly, cette harangue, adressée par le général Pétain aux soldats, longtemps était, nous dit-on, saluée comme un trait d’empathie pour le combattant français de la sorte acquis et intraitable à la défense de son territoire. Si tant est que la magie de ce propos conserve en ce livre une part de vertu dans le redressement qui s’opéra dès cet instant, tout comme certains soldats qui le reçurent en direct, le lecteur d’aujourd’hui pourrait tout aussi bien entendre à travers lui : « soyez les cadavres que fouleront bientôt les soldats de Falkenhayn en les retardant à rompre notre quiétude ! ». Pour de plus lucides et de plus « chanceux » survivants, sans doute cette tranquillité serait-elle également le présage d’une ultérieure « paix de Montoire » ?

« Est-il besoin de le dire ? Ce livre a été conçu et réalisé pour “servir” le centenaire de la bataille » (p.260). Faut-il croire que, comme pour les textes bibliques et notamment les Evangiles, seuls quelques apôtres attitrés lors de conciles seraient finalement fiables aux dires du vrai ? A l’heure d’une Europe pacifiée et peut-être même lénifiante, où il est pratiquement devenu tabou de reconnaître les torts des uns plutôt que des autres lors des méfaits passés, la vérité de l’histoire sort-elle grandie de l’anesthésie diplomatique en usage et que peut sembler pratiquer encore le présent ouvrage sous sa manière de présentation objective, puisque faisant parler les légitimités nationales par la voix de descendants des ennemis d’hier ? Une réserve prudente allie fort heureusement nos deux témoins sur ce thème qui, sans se lancer très avant sur une polémique préjudiciable à l’entente sacrée du drapeau bleu étoilé, reconnaissent pourtant les façons subsistantes et divergentes de célébrer la messe. « Notre première découverte fut donc de réaliser combien sont différentes, cent ans plus tard, les façons d’envisager les mêmes faits selon l’appartenance nationale » (p.259). Hé oui ! dans son âme la France reste rurale et jalouse de sa spécificité. Dans chaque village hexagonal (ou presque) les noms coutumiers de toutes les victimes locales apparaissent encore gravés dans le marbre, que ne renverseront ni la très « ventée » voiture du peuple (char d’assaut…tôt), ni l’« euromark » de Madame Merkel, même au moyen des artilleries lourdes d’un libéralisme bulldozer. Bien sûr, peu à peu, le drapeau français change de référence identitaire. Mais après cent ans d’érosion, le béton des monuments sur lequel il flotte n’est toujours pas fissuré… Verdun, village gaulois ? Est-il aujourd’hui si stupide de célébrer la résistance et le mode réfractaire au pas de l’oie du compresseur… devenu économique et financier ?

En dépit des questions qu’ils ne posent pas ou qu’ils évitent de prolonger sur la consommation actuelle du souvenir symbolique de Verdun, on ne saurait pourtant assez complimenter ce livre et ses rédacteurs pour la qualité supplémentaire des informations délivrées. Il vaut toujours mieux en savoir un peu plus que pas assez.

Vincent Robin